Pourquoi le futur n'a pas besoin de nous...4

Publié le par révolte

Depuis 1947, The Bulletin of Atomic Scientists fait figurer sur sa couverture une « horloge du Jugement dernier ». Ce baromètre reflétant les variations de la situation internationale donne depuis plus de cinquante ans une estimation de la menace nucléaire relative qui pèse sur nous. A quinze reprises, les aiguilles de cette horloge ont bougé. Calées sur minuit moins neuf, elles indiquent aujourd’hui une menace continuelle et réelle de l’arsenal atomique. La récente entrée de l’Inde et du Pakistan dans le club des puissances nucléaires porte un coup sévère à l’objectif de non-prolifération, comme l’a souligné le mouvement des aiguilles, lesquelles, en 1998, se sont rapprochées de l’heure fatidique.
A ce jour, quelle est au juste la gravité de ce danger qui pèse sur nous, pas exclusivement en termes d’armes atomiques, mais compte tenu de l’ensemble de ces technologies ? Quels sont, concrètement, les risques d’extinction qui nous menacent ?
Le philosophe John Leslie, qui s’est penché sur la question, évalue le risque minimum d’extinction de l’espèce humaine à 30% [
]. Ray Kurzweil, quant à lui, estime que « notre chance de nous en sortir est supérieure à la moyenne », en précisant au passage qu’on lui a « toujours reproché d’être un optimiste ». Non seulement de telles estimations sont peu engageantes, mais elles écartent les événements, multiples et horribles, qui préluderaient à l’extinction.
Face à de telles assertions, certains individus dignes de foi suggèrent tout simplement de se redéployer loin de la Terre, et cela dans les meilleurs délais. Nous coloniserions la galaxie au moyen des sondes spatiales de von Neumann, qui, bondissant d’un système stellaire à l’autre, s’autoreproduisent en quittant les lieux. Franchir cette étape sera un impératif incontournable dans les cinq milliards d’années à venir (voire plus tôt, si notre système solaire devait subir l’impact cataclysmique de la collision de notre galaxie avec celle d’Andromède, prévue d’ici trois milliards d’années) ; mais si l’on prend au mot Kurzweil et Moravec, cette migration pourrait se révéler nécessaire d’ici le milieu du siècle.
Quelles sont, ici, les implications morales en jeu ? Si, pour la survie de l’espèce, il nous faut quitter la Terre dans un futur aussi proche, qui assumera la responsabilité de tous ceux qui resteront à quai (la plupart d’entre nous, en fait) ? Et quand bien même nous nous éparpillerions dans les étoiles, n’est-il pas vraisemblable que nous emmènerions nos problèmes avec nous, ou que nous nous apercevions ultérieurement que ceux-ci nous ont suivis ? Le destin de notre espèce sur la Terre semble inextricablement corrélé à notre destin dans la galaxie.
Une autre idée consiste à ériger une série de boucliers préventifs contre les diverses technologies à risque. L’initiative de défense stratégique [
] proposée par l’administration Reagan, se voulait une tentative de bouclier de ce type pour parer à la menace d’une attaque nucléaire de l’Union soviétique. Mais, comme l’a observé Arthur C. Clarke, dans le secret des discussions entourant le projet, « s’il est concevable, moyennant des coûts faramineux, de bâtir des systèmes de défense locale qui ne laisseraient passer “que” quelques centièmes des missiles balistiques, l’idée racoleuse d’un parapluie couvrant les Etats-Unis en totalité était essentiellement une sottise. Luis Alvarez, peut-être le plus grand chercheur en physique expérimentale de ce siècle, m’a fait remarquer que les promoteurs de projets de ce type étaient “des individus extrêmement brillants, mais dénués de bon sens” ».
« 
Quand je lis dans ma boule de cristal souvent bien opaque, poursuit Arthur C. Clarke, je n’exclus pas la possibilité qu’une défense intégrale puisse être mise au point d’ici un siècle ou deux. Mais la technologie que cela supposerait générerait des sous-produits si redoutables que, dès lors, plus personne ne songerait à perdre son temps avec des choses aussi primitives que des missiles balistiques. [] » Dans Engines of Creation, Eric Drexler proposait la construction d’un bouclier nanotechnologique actif - une sorte de système immunitaire pour la biosphère - nous protégeant des « réplicateurs » dangereux de toutes sortes, susceptibles de s’échapper des laboratoires, ou de naître d’éventuelles inventions malveillantes. Mais le bouclier qu’il propose est en lui-même extrêmement dangereux : rien, en effet, ne pourrait l’empêcher de développer des problèmes « auto-immunes » et d’attaquer lui-même la biosphère [].

Des difficultés similaires vont de pair avec la construction de boucliers destinés à nous protéger de la robotique et du génie génétique. Ces technologies sont trop puissantes pour qu’on puisse s’en prémunir dans les délais ; au surplus, quand bien même le déploiement de boucliers défensifs serait envisageable, les effets collatéraux seraient au moins aussi redoutables que les technologies dont ils étaient censés nous garantir. 
En conséquence, toutes ces possibilités sont soit peu souhaitables, soit irréalisables, voire les deux à la fois. La seule alternative réaliste, à mes yeux, est d’y renoncer, de restreindre la recherche dans le domaine des technologies qui sont trop dangereuses, en posant des limites à notre quête de certains savoirs.
Oui, je sais, le savoir est une chose bénéfique, et il en va de même s’agissant de la quête de vérités nouvelles. Aristote ouvre La Métaphysique avec ce constat tout simple : « Tous les hommes désirent naturellement savoir. » Depuis longtemps, nous avons reconnu comme une valeur fondamentale de notre société le libre accès à l’information, et convenu que les problèmes surgissent dès lors qu’on tente d’en limiter l’accès et d’en brider le développement. Dernièrement, nous en sommes arrivés à placer la connaissance scientifique sur un piédestal.
Mais si, dorénavant, malgré des précédents historiques avérés, le libre accès et le développement illimité du savoir font clairement peser sur nous tous une menace d’extinction, alors le bon sens exige que ces convictions, fussent-elles fondamentales et fermement ancrées, soient examinées de nouveau.
Nietzsche, à la fin du XIXe siècle, non seulement nous a avertis que « 
Dieu est mort », mais en outre que « [...] la foi en la science, cette foi qui est incontestable, ne peut pas avoir tiré son origine d’un pareil calcul d’utilité, au contraire elle s’est formée malgré la démonstration constante de l’inutilité et du danger qui résident dans la “volonté de vérité”, dans la “vérité à tout prix” [] ». C’est précisément ce danger - les conséquences de notre quête de vérité - qui nous menace aujourd’hui de tout son poids. La vérité que recherche la science peut incontestablement passer pour un dangereux substitut de Dieu si elle est susceptible de conduire à notre extinction.
Si, en temps qu’espèce, nous pouvions nous accorder sur nos aspirations, sur ce vers quoi nous allons, et sur la nature de nos motivations, alors nous bâtirions un futur significativement moins dangereux. Alors nous pourrions comprendre ce à quoi il est non seulement possible, mais souhaitable, de renoncer. Autrement, on imagine aisément une course aux armements s’engager autour des technologies GNR, comme cela s’est produit au XXe siècle autour des technologies NBC. Le plus grand danger réside peut-être là, dans la mesure où, une fois la machine lancée, il est très difficile de l’arrêter. Cette fois-ci - contrairement à l’époque du projet Manhattan -, nous ne sommes pas en guerre, face à un ennemi implacable constituant une menace pour notre civilisation ; cette fois, nous sommes mus par nos habitudes, nos désirs, notre système économique et par la course au savoir.

Nous souhaiterions tous, je le crois, que notre chemin s’inspire de valeurs collectives, éthiques et morales. Si, au cours des derniers millénaires, nous avions acquis une sagesse collective plus profonde, alors engager un dialogue à cette fin serait plus aisé, et cette puissance formidable sur le point de déferler serait loin d’être aussi préoccupante.
On pourrait penser que l’instinct de conservation nous conduise à un tel dialogue. Or si, en tant qu’individu, nous manifestons clairement ce désir, en revanche notre comportement collectif en tant qu’espèce semble jouer en notre défaveur. En composant la menace nucléaire, nous nous sommes souvent comportés de façon malhonnête, tant vis-à-vis de nous-mêmes que les uns envers les autres, démultipliant ainsi grandement les risques. Raisons politiques, choix délibéré de ne pas voir plus avant, ou comportement mû par des peurs irrationnelles découlant des graves menaces qui pesaient alors sur nous, je l’ignore, mais cela ne présage rien de bon.
Que les nouvelles boîtes de Pandore, génétique, nanotechnologies et robotique, soient entrouvertes, nul ne semble s’en inquiéter. On ne referme pas le couvercle sur des idées ; contrairement à l’uranium ou au plutonium, une idée n’a besoin ni d’être extraite, ni d’être enrichie, et on peut la dupliquer librement. Une fois lâchée, on ne l’arrête plus. Churchill, dans un compliment ambigu resté célèbre, observait que les Américains et leurs dirigeants « 
finissent toujours par agir honorablement, une fois qu’ils ont bien examiné chacune des autres solutions ». Reste qu’en ce cas précis, il convient d’intervenir plus en amont, dans la mesure où n’agir honorablement qu’en dernier recours pourrait bien nous condamner.

Thoreau l’a dit, « ce n’est pas nous qui prenons le train, c’est le train qui nous prend ». Et c’est là tout l’enjeu maintenant. De fait, la vraie question est de savoir lequel dominera l’autre, et si nous survivrons à nos technologies.
Nous sommes propulsés dans ce nouveau siècle sans carte, sans maîtrise, sans freins. Sommes-nous déjà engagés trop avant dans cette voie pour corriger notre trajectoire ? Je ne le pense pas ; pour autant, aucun effort n’a encore été fourni en ce sens, et nos dernières chances de reprendre le contrôle, c’est-à-dire notre point de non-retour, approchent rapidement. Nous disposons déjà de nos premiers animaux domestiques de synthèse [
], et certaines techniques de génie génétique sont désormais disponibles sur le marché ; quant à nos techniques à l’échelle « nano », elles progressent rapidement. 
Si leur développement suppose un certain nombre d’étapes, le palier ultime d’une démonstration n’est pas forcément quelque chose d’aussi énorme et aussi difficile que le projet Manhattan ou l’essai Trinity. La découverte capitale de la capacité d’autoreproduction incontrôlée dans le domaine de la robotique, du génie génétique ou des nanotechnologies pourrait survenir brutalement, renouvelant l’effet de surprise du jour où est tombée la nouvelle du clonage d’un mammifère.
Il n’en demeure pas moins qu’il nous reste, je le crois, de solides et puissantes raisons d’espérer. Les efforts déployés pour régler la question des armes de destruction massive au cours du siècle dernier fournissent un exemple éclatant de renonciation qui mérite attention : l’abandon unilatéral et inconditionnel par les Etats-Unis du développement des armes biologiques. Ce désengagement fait suite à un double constat : d’une part, un effort considérable doit être fourni pour mettre au point ces armes redoutables ; d’autre part, elles peuvent aisément être dupliquées et tomber entre les mains de nations belliqueuses ou de groupes terroristes.
Tout cela a clairement laissé apparaître que développer ces armes ne ferait qu’ajouter de nouvelles menaces, et qu’y renoncer accroîtrait notre sécurité.
Cet engagement solennel à s’interdire le recours à l’arme bactériologique et chimique a été consigné dans la 
Biological Weapons Convention (BWC) [], en 1972, et dans la Chemical Weapons Convention (CWC) [], en 1993 [].
Quant à la menace persistante et assez considérable des armes atomiques, sous le poids de laquelle nous vivons aujourd’hui depuis plus de cinquante ans, il ressort clairement du récent rejet par le Sénat américain du traité d’interdiction globale des essais nucléaires que se désengager des armes atomiques ne sera pas une tâche politiquement facile. Mais la fin de la guerre froide nous offre une possibilité exceptionnelle de prévenir une course aux armements multipolaire. Dans la foulée de l’abandon des BWC et des CWC, arriver à abolir les armements atomiques pourrait nous inciter à renoncer aux technologies dangereuses (de fait, commencer par se débarrasser de cent armes atomiques disséminées de par le monde - approximativement, la puissance de destruction totale de la deuxième guerre mondiale ; une tâche considérablement moins lourde - suffirait à éliminer cette menace d’extinction [
].
Vérifier la réalité du désengagement sera un problème délicat, mais pas insoluble. Par chance, un important travail similaire a déjà été accompli dans le contexte des BWC et d’autres traités. Notre tâche essentielle consistera à appliquer cela à des technologies qui, par nature, sont résolument plus commerciales que militaires. Se fait ici sentir un besoin substantiel de transparence, dans la mesure où la difficulté de la vérification est directement proportionnelle à la difficulté de distinguer une activité abandonnée d’une activité légitime.
Je pense honnêtement qu’en 1945, la situation était plus simple que celle à laquelle nous nous trouvons aujourd’hui confrontée : il était relativement simple de tracer la frontière entre les technologies nucléaires à usage commercial et militaire. En outre, le contrôle était facilité par la nature même des tests atomiques et la facilité avec laquelle on pouvait mesurer le degré de radioactivité. La recherche d’applications militaires pouvait être menée dans des laboratoires gouvernementaux tels que Los Alamos, et les résultats tenus secrets le plus longtemps possible.
Les technologies GNR ne se divisent pas clairement en deux familles distinctes, la militaire et la commerciale ; compte tenu de leur potentiel sur le marché, on a peine à imaginer que leur développement puisse rester cantonné à des laboratoires d’Etat. Dans le contexte de leur développement commercial à grande échelle, contrôler le caractère effectif du désengagement exigera l’instauration d’un régime de vérification similaire à celui des armes biologiques, mais à une échelle sans précédent à ce jour.
Inéluctablement, le fossé va se creuser : d’un côté, la volonté de protéger sa vie privée ainsi que certaines données confidentielles, et de l’autre, la nécessité que ces mêmes informations restent accessibles dans l’intérêt de tous. Devant cette atteinte à notre vie privée et à notre marge de manœuvre, nous nous heurterons sans aucun doute à de fortes résistances.
Le contrôle de l’arrêt effectif de certaines technologies GNR devra intervenir sur des sites tant virtuels que physiques. Dans un monde de données confidentielles, l’enjeu crucial consistera à rendre acceptable la nécessaire transparence, vraisemblablement en produisant des formes renouvelées de protection de la propriété intellectuelle.
La vérification d’un tel respect exigera en outre des scientifiques et ingénieurs qu’ils adoptent un code de conduite éthique rigoureux, similaire au serment d’Hippocrate, et qu’ils aient le courage de rendre public tout manquement, et cela aussi souvent que nécessaire, quand bien même il faudrait en payer le prix fort sur le plan personnel. Ceci répondrait - cinquante ans après Hiroshima - à l’appel lancé par Hans Bethe, lauréat du prix Nobel, l’un des plus vénérables membres du projet Manhattan encore en vie, appelant les scientifiques à « 
cesser et se désister de toute activité de conception, développement, amélioration, et fabrication d’armes nucléaires et autres armes au potentiel de destruction massive [] ». Au XXIe siècle, cela supposera vigilance et responsabilité personnelle de la part de ceux qui pourraient travailler tant sur les technologies NBC que GNR, pour prévenir le déploiement d’armes et d’ingénierie de destruction massive accessible par la seule connaissance.

Thoreau a également dit que nous ne serons « riches qu’à proportion du nombre de choses auxquelles nous pourrons nous permettre de renoncer ». Chacun d’entre nous aspire au bonheur, mais est-il bien raisonnable d’encourir un si fort risque de destruction totale pour accumuler encore plus de savoir, et encore plus de biens ? Le bon sens pose qu’il y a une limite à nos besoins matériels. Certains savoirs sont décidément trop dangereux : mieux vaut y renoncer.
Nous ne devrions pas non plus caresser des rêves de quasi-immortalité sans, au préalable, en estimer les coûts, et sans prendre en compte un risque d’extinction grandissant. L’immortalité constitue peut-être l’utopie originelle ; pour autant, elle n’est assurément pas la seule.
J’ai récemment eu le privilège de faire la connaissance du distingué écrivain et érudit Jacques Attali, dont le livre 
Lignes d’horizons (Millennium, dans sa traduction anglaise) m’a en partie inspiré l’approche Java et Jini des effets pervers de la technologie informatique des années à venir. Dans son dernier ouvrage, Fraternités, Attali explique comment, au fil du temps, nos utopies se sont transformées :

"A l’aube des sociétés, les hommes, sachant que la perfection n’appartenait qu’à leurs dieux, ne voyaient leur passage sur Terre que comme un labyrinthe de douleur au bout duquel se trouvait une porte ouvrant, via la mort, sur la compagnie des dieux et sur l’Eternité. Avec les Hébreux puis avec les Grecs, des hommes osèrent se libérer des exigences théologiques et rêver d’une Cité idéale où s’épanouirait la Liberté. D’autres, en observant l’évolution de la société marchande, comprirent que la liberté des uns entraînerait l’aliénation des autres, et ils cherchèrent l’Egalité."

Jacques Attali m’a permis de comprendre en quoi ces trois objectifs utopiques existent en tension dans notre société actuelle. Il poursuit avec l’exposé d’une quatrième utopie, la fraternité, dont le socle est l’altruisme. En elle-même, la fraternité allie le bonheur individuel au bonheur d’autrui, offrant la promesse d’une croissance autonome. Cela a cristallisé en moi le problème que j’avais avec le rêve de Kurzweil. Une approche technologique de l’Eternité - la quasi-immortalité que nous promet la robotique - n’est pas forcément l’utopie la plus souhaitable. En outre, caresser ce genre de rêve comporte des dangers évidents. Peut-être devrions nous reconsidérer nos choix d’utopies. Vers quoi nous tourner pour trouver une nouvelle base éthique susceptible de nous guider ? J’ai trouvé les idées qu’expose le dalaï-lama dans Sagesse ancienne, monde moderne [] très utiles à cet égard. Comme cela est largement admis mais peu mis en pratique, le dalaï-lama fait valoir que le plus important pour nous est de conduire notre vie dans l’amour et la compassion pour autrui, et que nos sociétés doivent développer une notion plus forte de responsabilité universelle et d’interdépendance ; il propose un principe pratique de conduite éthique destiné tant à l’individu qu’aux sociétés, lequel s’accorde avec l’utopie de fraternité d’Attali.
Au surplus, souligne le dalaï-lama, il nous faut comprendre ce qui rend l’homme heureux, et se rendre à l’évidence : la clé n’en est ni le progrès matériel, ni la recherche du pouvoir que confère le savoir. En clair, il y a des limites à ce que science et recherche scientifique, seules, peuvent accomplir.
Notre notion occidentale du bonheur semble nous venir des Grecs, qui en donnaient comme définition : « 
vivre de toutes ses forces, guidé par des critères d’excellence, une vie leur permettant de se déployer [] ».
Certes, il nous faut trouver des enjeux chargés de sens et continuer d’explorer de nouvelles voies si, quoi qu’il advienne, nous voulons trouver le bonheur. Reste que, je le crois, nous devons trouver de nouveaux exutoires à nos forces créatives, et sortir de la culture de la croissance perpétuelle.
Si, des siècles durant, cette croissance nous a comblés de bienfaits, elle ne nous a pas pour autant apporté le bonheur parfait. L’heure est venue de le comprendre : une croissance illimitée et sauvage par la science et la technologie s’accompagne fatalement de dangers considérables.

Plus d’un an s’est aujourd’hui écoulé depuis ma première rencontre avec Ray Kurzweil et John Searle. Je trouve autour de moi des raisons d’espérer dans les voix qui s’élèvent en faveur du principe de précaution et de désengagement, et dans ces individus qui, comme moi, s’inquiètent de la situation difficile dans laquelle nous nous trouvons. J’éprouve moi aussi un sentiment de responsabilité personnelle accru - non pas pour le travail réalisé jusqu’ici, mais pour celui qui pourrait me rester à accomplir, au confluent des sciences.
Cependant, un grand nombre de ceux qui ont connaissance des dangers semblent se tenir étrangement cois. Lorsqu’on les presse, ils ripostent à coups de « 
cela n’est pas une nouveauté » - comme si l’on pouvait se satisfaire de la seule conscience du danger latent. « Les universités sont pleines de bioéthiciens qui examinent ces trucs à longueur de journée », me disent-ils. Ou encore, « tout cela a déjà été dit et écrit, et par des experts ».
Et enfin : « 
Ces craintes et ces raisonnements, c’est du déjà vu », râlent-ils.
J’ignore où ces gens-là dissimulent leurs peurs. Au titre d’architecte de systèmes complexes, je descends dans cette arène avec des yeux de généraliste. Mais pour autant, devrais-je moins m’alarmer ? J’ai conscience qu’on a beaucoup écrit, dit et enseigné à ce sujet, et avec quel panache. Mais cela a-t-il atteint les gens ? Cela signifie-t-il que nous pouvons ignorer les dangers qui frappent aujourd’hui à notre porte ?
Il ne suffit pas de savoir, encore faut-il agir. Le savoir est devenu une arme que nous retournons contre nous-mêmes. Peut-on encore en douter ?

Les expériences des chercheurs du nucléaire laissent clairement apparaître qu’il est temps d’assumer la pleine responsabilité de nos actes, que les choses peuvent s’emballer, et qu’un processus peut échapper à notre maîtrise et devenir autonome. Il se peut que, comme eux, sans même avoir le temps de nous en apercevoir, nous déclenchions des problèmes insurmontables. C’est maintenant qu’il faut agir si nous ne voulons pas nous laisser surprendre et choquer, comme eux, par les conséquences de nos inventions.
Sans relâche, j’ai toujours travaillé à améliorer la fiabilité de mes logiciels. Les logiciels sont des outils ; par conséquent, étant un fabricant d’outils, je dois lutter contre certains usages des outils que je fabrique. Ma conviction a toujours été que, compte tenu de leurs utilisations multiples, produire des logiciels plus fiables contribuerait à bâtir un monde meilleur et plus sûr. Si j’en arrivais à la conviction inverse, alors je me verrais dans l’obligation morale de donner un coup d’arrêt à mon activité. Aujourd’hui, je n’exclus plus une telle perspective.
Tout cela ne me laisse pas en colère, juste un peu mélancolique. Dorénavant, le progrès aura pour moi un je ne sais quoi d’aigre-doux.

Vous souvenez-vous de la merveilleuse avant-dernière scène de Manhattan où l’on voit Woody Allen, allongé sur son divan, parler dans le micro de son magnétophone ? Il est en train de rédiger une nouvelle avec pour sujet ces gens qui s’inventent des problèmes inutiles, névrotiques, parce que cela leur évite d’affronter des problèmes encore plus insolubles et terrifiants concernant l’univers.
Il en arrive à se poser la question « 
Qu’est-ce qui fait que la vie vaut d’être vécue ? », et de passer en revue les choses qui, dans son cas, l’y aident : Groucho Marx, Willie Mays, le deuxième mouvement de la symphonie Jupiter, le Potatoe Head Blues de Louis Armstrong, le cinéma suédois, L’Education sentimentale de Flaubert, Marlon Brando, Frank Sinatra, les pommes et les poires de Cézanne, les crabes de chez Sam Wo, et, pour finir, le clou : le visage de sa petite amie Tracy.
Chacun d’entre nous aime certaines choses par-dessus tout, et cette disposition pour autrui n’est autre que le substrat de notre humanité. En dernière analyse, c’est du fait de cette indéniable aptitude que je reste confiant : nous allons relever, j’en suis sûr, les défis redoutables que nous lance l’avenir.
Mon espoir immédiat est de participer à une discussion beaucoup plus vaste traitant des questions soulevées ici, avec des individus d’horizons divers, et dans une disposition d’esprit échappant tant à la crainte qu’à l’idolâtrie de la technologie, et ce au nom d’intérêts particuliers.
En guise de préliminaires, j’ai par deux fois soulevé un grand nombre de ces questions lors d’événements parrainés par l’Aspen Institute et proposé par ailleurs que l’American Academy of Arts and Sciences les intègre à ses activités concernant les conférences de Pugwash. Ces dernières se consacrent depuis 1957 au contrôle des armements, en particulier de type nucléaire, et formulent des recommandations réalistes.
Ce qu’on peut regretter, c’est qu’elles n’aient été amorcées que bien après que le génie du nucléaire se soit échappé de sa bouteille - disons, environ, quinze ans trop tard. De la même manière, nous sommes bien tardifs à entamer une réflexion de fond sur les enjeux que soulèvent les technologies du XXIe siècle, et prioritairement la prévention d’une ingénierie de destruction massive accessible par la seule connaissance. En repousser plus loin le coup d’envoi serait inacceptable.
Je continue donc mon exploration ; il reste un grand nombre de choses à apprendre. Sommes-nous appelés à réussir ou à échouer, à survivre où à tomber sous les coups de ces technologies ? Cela n’est pas encore écrit.
Ça y est, me revoilà debout à une heure avancée ; il est presque 6 heures du matin. Je m’efforce d’imaginer des réponses plus adaptées, et de « percer le secret » de la pierre pour les libérer.

Bill Joy




Publié dans Nanotechnologies

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C
Bon dimanche !<br /> *<br /> Pensez-vous qu'Israel lancera une bombe sur l'Iran ? (Avec la bénédiction des américains, et la passivité des européens)<br /> *<br /> Ou qu'un missile sera lancé par la marine US ...<br /> *<br /> Cordialement
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R
<br /> Je pencherais pour la première solution mais la deuxième ne m'étonnerait pas non plus. Et puis, le problème c'est que je ne suis pas sûr que l'arme utilisé se limitera à une simple bombe ou<br /> missile. Peut-être la vérité se situera t'il dans le mot atomique.<br /> <br /> <br />
B
quand on aura fini de tout casser espérons qu'il restera quand même quelques uns pour ramasser et coller les morceaux. autrement.....
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R
<br /> Tout dépend des morceaux qu'on recolle. Peut-être vaut il mieux qu'il n'y ai plus aucun survivant de notre espèce destructrice. Ou alors il faudrait que ces surveillants aient acquis une sagesse<br /> qui nous manque encore terriblement.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br />
U
A mon humble avis, le karma se siffit a lui seul pour trancher sur l'usage du savoir et ses limites ?<br /> Qui a assez de sagesse et d'honèteté pour ne pas continuer a lui seul des rechèrches sur je ne sais quoi de motifère ?<br /> Si les "humains " se détruisent,j'èspère qu'il rèstera quelque zommes,en réalité des animaux sauvages , pour garder leurs partimoine génétique au besoin ,surtout si celui ci a une valeur absolue, comme toutes les autres èspèces ?<br /> Aprés tout pourquoi,ne pas laisser aller les choses naturellement a leur tèrme ,meme si elles conduisent les "humains " a disparaitre pour un temps ?<br /> La peur ,et ses lois justes,n'a jamais ete bonne conseillière et ,il y a toujours des futés pour cacher habilement leurs désirs de libèrté ?<br /> Je n'oublirais pas que "les humains "sont de grands prédateurs sournois auqels je n'accordes aucune confiance .<br /> Mais ,c'est un avis pèrsonnel qui peut etre partagé par d'autres ,plus réalistes que moi ?<br /> "Que le meilleur gagne ";-)
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F
Bonjour, <br /> <br /> Tous mes encouragements pour votre blog.<br /> <br /> La musique est entraînante.<br /> <br /> fabien ;-)
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